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La coopération requise pour un résultat musical

Pendant pas mal d'années les acousticiens ont été perplexes et contrariés parce que leurs mesures des fréquences naturelles dans des colonnes d'air d'instrument à vent n'étaient pas très bien corrélées avec les hauteurs des notes jouées par des musiciens sur ces instruments. Comme je l'ai montré plus haut avec l'analogie de la trompette d'eau, nous savons maintenant que la note du musicien repose sur plusieurs modes de vibration naturels qui forment une sorte de processus coopératif que nous appellerons par convention "un régime d'oscillation". C'est un état d'oscillation stable dans lequel plusieurs modes vibratoires de la colonne d'air collaborent avec le mécanisme des lèvres pour produire l'énergie simultanément à plusieurs fréquences harmoniquement liées.

On a d'abondantes preuves que Bouasse était conscient de l'inadéquation d'une théorie des oscillations basée sur l'hypothèse qu'une seule des fréquences naturelles ("ondes") de la colonne d'air était en interaction avec la valve de lèvre pour produire une note. Autrement dit, Bouasse reconnaissait l'inadéquation de la formulation de Weber-Helmholtz du problème d'oscillation même s'il en acceptait la validité générale. L'intérêt de Bouasse pour les "notes pédale" des cuivres (sur lesquelles j'aurai d'autres choses à dire plus tard) en donne l'indication la plus claire. Ces préoccupations l'ont en réalité amené à décrire la nature qualitative de la collaboration réelle, bien qu'il ait été incapable de mettre au point les relations quantitatives.

C'était l'intérêt évident de Bouasse pour ces questions qui a incité l'auteur du présent chapitre à étudier attentivement la question de la génération du son dans un système dans lequel plusieurs modes de vibration collaborent.15 Les premiers résultats de cette étude ont été décrits dans une série de rapports techniques commandés en 1958 par Earle Kent de C. G. Conn, Ltd. Ces études ont progressé à l'aide des conseils éclairés de nombreuses personnes. Sur le plan technique je suis particulièrement redevable à Robert Pyle, John Schelleng et Earle Kent. En 1968 Daniel Gans et moi avons rédigé un rapport plus développé sur cette théorie qui traitait de l'interaction de plusieurs partiels dans un son et de certaines de ses conséquences. Nous avons même été capables de concevoir et construire un "cor tacet" injouable, qui aurait du pouvoir produire un son selon la théorie de Weber-Helmholtz.16 Depuis cette époque les recherches sont allées beaucoup plus loin ici à Cleveland, en particulier avec Walter Worman qui en 1971 en a présenté un rapport détaillé dans sa thèse de doctorat.17 Pour des raisons techniques son travail s'est centré sur les instruments du type de la clarinette, mais ses conclusions ont une portée générale. Robert Pyle a présenté des résultats d'études dans le même domaine comme contribution à un symposium sur l'acoustique des cuivres qui a eu lieu en 1968.18 Worman a pu décrire l'interaction d'une anche et d'une colonne d'air et a montré que la fréquence particulière d'une note jouable (ainsi que ses multiples entiers) est celle qui maximise la génération totale d'énergie, qui est alors répartie entre les diverses résonances d'une façon bien définie. Dans un régime d'oscillation stable, la vibration résulte de la collaboration entre la fréquence fondamentale et un ensemble de partiels supérieurs dont les fréquences sont les multiples entiers exacts de la fondamentale, que les fréquences naturelles de la colonne d'air soient ou non en relation harmonique. Pour pouvoir former un régime d'oscillation, il suffit que les fréquences naturelles soient dans une relation suffisamment harmonique. Plus les deux ou trois modes inférieurs sont accordés entre eux, plus la réponse de l'instrument est facile et plus le son est centré, en accord avec les observations de Bouasse.

Il est temps maintenant de porter notre attention sur les colonnes d'air réelles de type musical, pour comprendre les implications pratiques de la théorie acoustique que nous avons simplement esquissées jusqu'ici. Dans les paragraphes ci-dessous, je décrirai brièvement certaines mesures de laboratoire sur les instruments de musique qui peuvent alors être utilisées comme base pour décrire le son qu'ils produisent. Le but final de ces descriptions est de préparer la discussion sur les ressemblances et les différences de son entre la trompette d'aujourd'hui et celle de l'ère Baroque.

Nous avons déjà évoqué le fait que la vibration des lèvres est contrôlée à la base par la pression acoustique développée dans la cuvette d'embouchure sous l'action d'un flux oscillant donné d'air injecté. Voyons comment cette réponse de la colonne d'air peut être mesurée en laboratoire indépendamment des complications engendrées par son interaction avec les lèvres du musicien. Conceptuellement, la méthode la plus simple serait d'avoir une sorte de pompe oscillante qui alimente la cavité d'embouchure via un tube capillaire, semblable à une seringue hypodermique tronquée (voir la figure 4). Les variations sinusoïdales de pression qui sont produites à la fréquence de rotation du moteur (son pur) dans le cylindre de la pompe créent un flux oscillant de faible amplitude, bien défini et parfaitement prévisible dans l'embouchure. Si nous utilisons alors un minuscule microphone pour mesurer l'amplitude des fluctuations de pression produites dans l'embouchure en réponse au flux oscillant d'air injecté, nous aurons l'information désirée sur la réponse de l'instrument, qui peut être présentée graphiquement comme une fonction de la fréquence de rotation de la pompe. En pratique on utilise à la place de la pompe divers types de haut-parleur. Ce système d'excitation est contrôlé au moyen d'un microphone auxiliaire qui maintient un flux constant tandis qu'on balaye automatiquement la gamme des fréquences intéressantes. Entre 1945 et 1965, Earle Kent et ses collaborateurs de la société C. G. Conn à Elkhart ont amené une variante de cette technique de base à un très haut degré de fiabilité.

Figure 4
Figure 4 : Mesure de l'impédance d'entrée

Il y a plusieurs méthodes complémentaires pour mesurer la réponse de pression d'une colonne d'air au flux d'air injecté. Elles sont plus délicates à comprendre, mais parfois moins compliquées pour faire des mesures précises. Un tel dispositif très polyvalent a été d'abord décrit par Josef Merhaut à Prague.19 Un autre dispositif qui a été très utile pour l'étude des cuivres est une adaptation d'un appareil d'abord construit par John Coltman pour ses études du mécanisme de production du son de la flûte.20 Il existe un autre type de techniques de mesure beaucoup plus anciennes sur les colonnes d'air, qui ont d'abord été inventées par l'anglais Blaikley au dix-neuvième siècle. Une forme moderne du système de Blaikley est facile à mettre en place et implique la mesure des variations de pression acoustiques dans l'embouchure, comme ci-dessus. Mais l'excitation de la colonne d'air est obtenue au moyen d'un haut-parleur correctement contrôlé placé devant le pavillon de l'instrument, au lieu d'un tube aboutissant dans la cuvette d'embouchure. Dans mon laboratoire je constate que ces diverses techniques ont des qualités qui les adaptent particulièrement bien à un type de mesure ou à un autre.

Il est maintenant temps d'examiner quel genre de courbe de réponse de pression nous obtenons suite à un stimulus de flux appliqué à l'embouchure d'une colonne d'air. Un acousticien reformulerait la question et demanderait l'impédance d'entrée Z du tuyau en fonction de la fréquence. Quand un morceau de tuyau cylindrique d'environ 138 cm est relié à un système d'excitation, la courbe de réponse de pression montre des douzaines de pics d'impédance d'entrée (la réponse) dont les fréquences sont également espacées aux multiples impairs d'une fréquence d'environ 63 Hz (voir la figure 5a)

Figure 5a
Figure 5a : Impédance d'entrée d'un tube cylindrique

La répartition des maxima de pression montre qu'ils correspondent aux fréquences "naturelles" d'un tube cylindrique fermé à une extrémité tels que décrit dans tout manuel de physique élémentaire. Du fait que les pertes d'énergie par échauffement et par friction dans le tube augmentent avec la fréquence, ces pics de résonance deviennent moins et moins grands aux fréquences élevées. L'énergie émise dans la pièce par l'extrémité ouverte d'un tel tube est toutefois seulement un pourcentage infime de l'énergie dissipée dans les parois du tube. Si nous modifions ce morceau de tube en y ajoutant un pavillon de trompette, la courbe d'impédance d'entrée devient du type présenté à la figure 5b.


Figure 5b : Impédance modifiée par l'adjonction d'un pavillon

En regardant de près les fréquences aux pics de la courbe de réponse, on voit que le premier sommet est à peine changé par l'ajout du pavillon, mais que les fréquences des autres résonances sont abaissées progressivement à cause de la propagation des ondes dans le pavillon. L'ensemble "tube plus pavillon" présente une décroissance rapide de la hauteur des pics aux hautes fréquences parce qu'une fraction croissante de l'énergie acoustique s'échappe du pavillon vers la pièce. Au-dessus de 1500 Hz il n'y a pratiquement pas d'énergie renvoyée par la partie évasée du pavillon. Les petites ondulations de la courbe d'impédance aux hautes fréquences sont dues principalement à de petites réflexions produites à la discontinuité de la jonction entre le tuyau cylindrique et le pavillon.

Figure 6
Figure 6 : Courbe d'impédance réelle d'un cornet à pistons

Il suffit d'un coup d'oeil à la courbe d'impédance pour un cornet (figure 6) comparée aux courbes pour un tube ou un "tube avec pavillon de trompette" pour se rendre compte que la présence d'une branche d'embouchure et d'une embouchure a un effet considérable sur la forme globale de l'impédance d'entrée. Les pics de résonance deviennent plus hauts jusqu'à environ 800 Hz et se réduisent ensuite d'une façon qui ressemble seulement vaguement à la courbe pour l'ensemble "tube plus pavillon". Le troisième et le quatrième pic d'impédance de ce cornet particulier ne suivent pas la tendance de croissance progressive qui se révèle nécessaire pour un instrument vraiment excellent. Ces irrégularités de hauteur sont associées aux irrégularités dans les fréquences de réponse maximale. Elles sont causées par de légères constrictions et de mauvais alignements du tube à la jonction avec les pistons et à la jonction entre le tube principal et la branche d'embouchure. On constate que des irrégularités de ce type provoquent des difficultés dans le son et la réponse d'un instrument qui sont aisément perceptibles par l'instrumentiste. Le cornet dont on montre la courbe de réponse ici a été fabriqué en 1865 par l'artisan britannique réputé Henry Distin. Le propriétaire original de cet instrument était Case Eckstein, le neveu du fondateur de ce qui est maintenant le Case Institute of Technology de la Case Western Reserve University. Il l'a donné à Dayton C. Miller, lui aussi de Case, dont les études d'acoustique musicale au début du siècle sont bien connues.

Nous avons eu ainsi une introduction à la nature des courbes de réponse qui résument l'acoustique des colonnes d'air du type de la trompette. Nous avons aussi traité d'une façon préliminaire de l'interaction des lèvres d'un musicien avec la colonne d'air de son instrument. Finalement, nous sommes maintenant en mesure d'examiner la nature de la collaboration entre les lèvres d'un musicien et son instrument quand des sons réels sont produits avec une trompette moderne. D'abord nous verrons comment les sons sont produits et ensuite nous regarderons la nature de ces sons quand ils sont joués plus ou moins fort.

Figure 7
Figure 7 : Impédance d'une trompette moderne en Si bémol

La figure 7 illustre ce qui se passe dans une trompette moderne en Sib quand le musicien joue la note écrite Ut4 et le Sol4 juste au-dessus. Le régime d'oscillation pour la note Ut4 est basé sur le deuxième des maximums d'impédance de la colonne d'air en collaboration avec les quatrième, sixième et huitième sommets de la courbe. Quand la note est jouée pianissimo, la fréquence jouée correspond étroitement à celle du deuxième sommet, qui contribue seul à la vibration. En augmentant le volume, les autres sommets prennent successivement de l'influence. Un débutant qui essaye de jouer cette note piano constatera qu'elle est instable parce qu'il est incapable de maintenir une tension de lèvres stable et que la résonance de base de l'instrument pour cette note n'a pas une très grande impédance. Mais en jouant de plus en plus fort, les quatrième, sixième et dans une certaine mesure huitième sommets entrent en jeu successivement et ajoutent leur influence stabilisante à l'oscillation totale.

Quand le musicien joue la note Sol4, les maximums d'impédance de l'instrument qui collaborent pour former le régime d'oscillation sont les sommets numéro trois, six et dans une certaine mesure neuf. Pour la note Sol4, nous observons que le pic d'impédance qui contrôle le jeu pianissimo est beaucoup plus grand qu'il en était pour la note Ut4, ce qui rend la note jouée piano plus stable. En jouant un peu plus fort, le très haut sommet appartenant à la deuxième harmonique dans le régime ajoute considérablement à la force et à la stabilité de l'oscillation. Pour ces raisons Sol4 est une des notes les plus faciles à jouer sur l'instrument.

Figure 8
Figure 8 : Décroissance des pics d'impédance pour les notes aiguës

Sur la figure 8 nous montrons de nouveau la courbe de réponse de notre trompette; cette fois les régimes d'oscillation sont indiqués pour les notes écrites Sol5, Ut6 et Mi6 aigu. Remarquez que le Sol5 est ce qu'on pourrait presque appeler un solo - le sixième maximum d'impédance domine le régime d'oscillation de l'instrument (et c'est en effet un très haut sommet). Comme il y a seulement un maximum d'impédance qui contribue fortement à cette oscillation, c'est une note qui est très bien décrite par la théorie de Weber-Helmholtz, quel que soit le niveau dynamique du jeu. La même remarque s'applique au Ut et au Mi au-dessus du Sol5. Cependant, ces notes sont plus difficiles à jouer parce que l'unique sommet actif d'impédance n'est pas très haut. Il faut un trompettiste entraîné pour jouer le Mi aigu et les notes au-dessus. Mis à part ses problèmes pour obtenir une tension de lèvre adéquate, le trompettiste constate que l'instrument commence à se comporter comme un mégaphone dans ce registre et que l'énergie est presque entièrement produite par l'interaction de l'air avec les lèvres elles-mêmes d'une façon tout à fait analogue à la production de la voix dans le larynx. (Sur la trompette baroque la conception du pavillon et de l'embouchure est telle que les pics de résonance qui aident à entretenir ces vibrations aiguës sont appréciables et sont actives à des fréquences sensiblement plus hautes que sur l'instrument moderne.)

Voyons maintenant quelques exemples dans lesquels le musicien est capable de produire une note sur son instrument dont la fréquence ne correspond pas à une fréquence naturelle (fréquence pour une réponse maximale) de la colonne d'air. Les instrumentistes connaissent ces notes depuis les temps anciens et elles faisaient partie de la technique de jeu du cor à l'époque de Mozart et Beethoven. Leur nécessité s'est cependant amenuisée avec la mécanisation de l'instrument. Dans les années récentes, ce type de note est de nouveau utilisé, principalement par des musiciens souhaitant jouer des parties de trombone basse sans disposer d'une valve spéciale actionnée par le pouce qui est normalement exigée. Les joueurs de tuba trouvent aussi cette technique utile à l'occasion. C'est cette classe générale de sons qui a attiré l'attention de Bouasse et nous incité de ce fait à en étudier les implications. Ce sont "les sons privilégiés" mentionnés plus tôt. Ils sont aussi parfois appelés "sons factices" par des joueurs de cuivres, avec une sorte d'excuse inutile, comme s'il y avait quelque chose d'immoral dans cette manifestation de la complexité de la nature ! La figure 9 montre les régimes d'oscillation pour deux exemples de ces sons privilégiés.

Figure 9
Figure 9: Les sons factices

La note écrite Ut3 en clé de Fa, que les musiciens connaissent comme "son pédale" de la trompette, est produite dans un régime d'oscillation tel que les 2ème, 3ème et 4ème pics de résonance de l'instrument contribuent à une vibration de fréquence égale à la différence commune entre leurs propres fréquences naturelles. Il y a en réalité une perte d'énergie à la fréquence de jeu fondamentale pour cette note, plutôt qu'un gain, parce qu'il y a à un minimum d'impédance plutôt qu'un maximum dans la courbe de réponse de l'instrument, ce qui ne permet de jouer de façon stable qu'à un niveau assez fort. On constate aussi qu'il y a une faible proportion de fondamental dans le son. On voit que ce régime de son pédale est un analogue presque exact à la situation de compromis de fréquence que nous avons rencontrée plus haut avec notre trompette d'eau. La situation pour la note écrite Sol3 est encore plus particulière que pour le son pédale, en ce que les 2ème et 4ème composants de ce nouveau son sont les principales sources d'énergie vibratoire. D'autre part ni le fondamental de ce son ni ses harmoniques impaires ne contribuent à l'oscillation, parce que l'impédance de la colonne d'air est très basse à ces fréquences. Nous avons examiné jusqu'à maintenant assez en détail la façon dont une colonne d'air (la trompette sans piston abaissé) collabore avec les lèvres du musicien pour produire un ensemble de sons. Cet ensemble de sons (à part la quinte au dessus du son pédale qui lui est étroitement liée) constitue la série harmonique sur laquelle la musique pour trompette était basée à l'origine. Le lecteur peut se demander ce qui arrive quand on appuie sur un des pistons de la trompette. Rien de radicalement nouveau n'a lieu. La conception du pavillon, de la branche d'embouchure et de l'embouchure détermine la structure globale, ou l'enveloppe, de la courbe de résonance - la structure des pics devenant de plus en plus hauts depuis les fréquences basses jusqu'à environ 850 Hz et diminuant ensuite pour disparaître aux hautes fréquences. De ce fait, le simple ajout de tubes cylindriques au milieu de l'instrument à l'aide des valves ou pistons modifiera simplement l'ensemble des pics de résonance en baissant leurs fréquences, mais les laissera à peu près dans la même enveloppe. En conséquence, mes remarques précédentes s'appliquent sans changement notable à toute note intermédiaire jouée en utilisant les différentes combinaisons de pistons.

L'acoustique de la trompette
Notions préliminaires d'acoustique
La "trompette d'eau", un analogue à ce qui se passe à l'intérieur d'une trompette
La fonction des lèvres du musicien
La fonction du tuyau et du pavillon - A l'intérieur de la colonne d'air
La coopération requise pour un résultat musical
La trompette baroque
Le spectre interne de la trompette moderne
Le spectre interne de la trompette baroque
Relation entre le spectre interne et le timbre perçu
La trompette de Menke
Le problème d'une attaque propre
Mahillon revisité
Conclusion
Notes bibliographiques